Great escape – Septembre 2017

Voilà un certain temps que je n’avais plus pris le clavier pour vous conter l’une ou l’autre histoire liée à la course à pied. Est-ce dû à un manque de temps, de motivation, d’inspiration,… Il me serait difficile de le dire. Toujours est-il qu’aujourd’hui je compte bien me rattraper.

Alors attention mesdames et messieurs, dans un instant on va commencer. Installez-vous dans votre fauteuil bien gentiment (y’a t’il meilleur moyen pour introduire ce big bazar des pensées jetées pêle-mêle sur le papier numérique qu’en citant Michel Fugain?).

Avant de commencer, je tiens à signaler au lecteur impatient que ce compte-rendu est structuré en deux parties. La première traite de la genèse du projet et de la préparation qui a été nécessaire à son accomplissement. La seconde, de son déroulement le jour J. En effet, l’important n’étant pas tellement la destination que le voyage (hé oui, je peux citer les artistes de variété française mais également les écrivains anglais du XIXe siècle. Le premier à l’identifier aura d’ailleurs droit à une gommette), il ne m’aurait pas semblé pertinent de focaliser le récit uniquement sur la course elle-même.

Genèse et préparation

C’est lors d’une froide soirée de janvier 2017 que deux amis (Vincent L. et Géraud dS.), se retrouvant comme à l’accoutumée pour animer leurs groupes respectifs au sein du plus beau club de course à pied de la galaxie (aka Runnin’Grez – cela va sans dire mais cela va encore mieux en le disant) que l’idée est lâchée dans l’air froid de la nuit Grézienne. A cette époque notre protagoniste venait de terminer son premier « ultra » (53 km en décembre 2016) et, l’expérience lui ayant plu, était bien décidé à poursuivre sur sa lancée.  Son compère souhaitait également s’élancer sur de longues distances. C’est lui d’ailleurs qui ce soir là déclara « Mec, j’ai trouvé un trail de 80 km en septembre en Ardenne. T’es chaud ? » (l’action ayant eu lieu il y a une dizaine de mois, on m’excusera de paraphraser les propos tenus par l’individu susnommé. Toutefois, les personnes proches de celui-ci admettront probablement que je ne dois pas être très loin du verbatim. Mais je digresse).

Pourtant très porté sur les défis (plus ils sont stupides, mieux c’est), le protagoniste a toutefois eu une réaction étrange, à savoir une réaction mi enthousiaste, mi fosse, pardon, mi sceptique. Et pendant quelques semaines, l’idée est restée en flottement. Les deux compères se testant régulièrement à coup de remarques vantardes qui sonnaient comme des questions (va-t-on réellement le faire ?, n’est-ce pas trop ambitieux ?,…).

A ce point du récit, je vais repasser à la première personne. D’une part parce que j’ai déjà ouvert les boutons de mon col et que, malgré tout, je commence à avoir du mal à respirer et d’autre part parce que parler à la troisième personne c’est marrant cinq minutes mais à la longue ça saoule.

Reprenons. Nous sommes donc au début de l’année. L’idée a été lancée et honnêtement, je n’y ai pas encore franchement adhéré. Mais malgré tout cette petite idée fait son chemin. Le défi est de taille et je me demande si c’est raisonnable mais d’un autre côté quelle belle aventure cela ferait. Je battrais mon record de distance de 60%, le tout de nuit, avec une nuit blanche, sur des chemins qui me sont inconnus,… Enfin, pour la première fois je m’alignerais sur une course où au départ je ne serais pas certain de rejoindre la ligne d’arrivée. L’aventure quoi.

Donc en début d’année je commence ma préparation avec cette idée en tête. Je ne suis pas sûr de moi mais au cas où, j’oriente ma préparation pour pouvoir être prêt si finalement je me décide. Le début de la saison a donc été fortement orienté sur un gros travail de préparation musculaire (pliométrie, travail de côte, renforcement en salle,…) avec assez rapidement des sorties relativement longues (le travail de vitesse passait, quant à lui, au second plan).

L’entraînement se passait bien, ponctué de quelques courses de temps en temps, tant pour s’entrainer que pour s’amuser (relais givrés, run and bike de Chastre avec Vincent, kilomètre vertical de la primavera,…).

Et puis début avril, une délégation du club décide de s’aligner sur un tout nouveau trail, le trail des Hauts-Bushs à Faymonville. Il fait beau ce jour là et pourtant je ne suis pas en forme du tout. Avant le départ, étendu sur l’herbe au soleil on rigole même en se disant qu’on ferait bien une sieste à la place. Mais non, on y va quand même. Je ne suis pas en forme mais pas inquiet non plus. Ce n’est que 26 km, probablement pas plus de 700m de dénivelé. Même fatigué ça devrait aller. Et pourtant, au bout de 12/13 km, je commence à sentir une gêne sur l’extérieur du genou gauche. Ce n’est pas douloureux (pas encore) mais je le sens. Je continue comme ça et j’arrive au ravito du 19e km. Je m’arrête une trentaine de secondes, le temps de remplir mon bidon et d’avaler quelque chose mais quand je veux repartir un éclair de douleur me traverse le genou. Impossible de poser le pied au sol. C’est embêtant ça, il reste 7 km. Alors je bouge un peu, j’essaye de réchauffer l’articulation et petit à petit ça redémarre. C’est douloureux mais ça tient. Alors j’avance clopin-clopant. J’alterne course et marche. Heureusement j’avais avec moi mes nouveaux bâtons de course que je voulais tester. Grâce à ça, je parviens à rejoindre la ligne d’arrivée en toute fin de peloton.

Et là je fais une erreur de débutant ! Je me dis que ce n’est pas la peine de consulter. Que c’est juste dû à la surcharge et qu’en relâchant ça ira mieux. Alors j’en fais moins. Je m’étire. Et pour ne pas perdre la forme (et ne pas devenir fou), je remplace la course à pied par du VTT. Ca faisait longtemps que je n’en n’avais plus fait donc c’est un plaisir de retrouver les sensations. Mais casse-cou un jour, casse-cou toujours, je fini par prendre des risques. Et le 06 mai c’est le risque de trop. Je passe au dessus de mon vélo, qui me retombe dessus comme pour me punir de mon trop plein d’allant. Petit passage aux urgences où on me donne une attelle en attendant la visite chez le médecin et dix jours plus tard je passe sur le billard pour que l’on m’installe des câbles destinés à remplacer les tendons qui se sont arrachés (pour les curieux, il s’agissait d’une entorse accromio-claviculaire de stade 4 aussi connu sous le nom vernaculaire de « aie aie aie, gros bobo »). Et c’est parti pour de nombreuses semaines d’arrêt pendant lesquelles je tourne comme un animal en cage. Le printemps passe ainsi, en regardant avec envie mes chers Runnin’Grézien s’aligner sur de nombreuses courses et trails. L’épaule se répare petit à petit (trop lentement à mon goût) et fin juillet, je peux me remettre à trottiner…pour me rendre compte que ma douleur au genou ne s’est pas éclipsée durant toute cette période. Petit passage chez le médecin du sport qui me diagnostique une tendinite du fascia lata due à un blocage du bassin. On règle le blocage et on commence la kiné. Heureusement, grâce aux bons soins de mes kinés, le problème est réglé étonnamment vite.  Et c’est tant mieux parce que cette période de blessure a vu pas mal de changements dans ma vie personnelle qui me permettent d’avoir non seulement le temps nécessaire à l’entraînement mais également le besoin de me fixer un objectif ambitieux. C’est à cette période là (nous sommes aux alentours de juillet) que je décide vraiment de participer à la Grande Evasion. J’ai un peu moins de deux mois et demi pour m’y préparer.

Ma décision étant prise, plus de place au doute. C’est l’heure du travail. Je prépare alors mon plan d’entraînement, en l’adaptant aux conditions particulières de cette saison mouvementée et je m’y mets. Je veille à n’oublier aucun compartiment de la course durant l’entraînement : sorties longues, vallonné, travail de côtes, de descente, travail des transitions marche/course, entretien de la vitesse (« entretien » est un grand mot au vu de ce que j’ai perdu pendant le printemps), renforcement musculaire pour protéger le genou, étirements et auto-massages, travail de posture et de foulée, tout y passe.

Sans être une obsession, il faut avouer que peu de jours passent sans que la course n’occupe mon esprit à un moment ou à un autre. Normal étant donné que c’est un des objectifs du défi : se donner un but ambitieux et travailler pour y arriver, dominer son esprit pour se préparer même les jours où c’est dur, où on n’a pas envie. Et on n’a pas tous les jours envie. Rentrer d’une longue journée de travail et devoir repartir pour une sortie longue dans le soir et la pluie, ce n’est pas toujours motivant.

Mais plus important encore que d’arriver à dominer son esprit pour faire ce qui est nécessaire,  plus important également que de faire ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on fait ! Et malgré les jours difficiles, j’ai aimé m’entrainer pour cet objectif ! Que de bons moments passés seul ou en groupe, tôt le matin, tard le soir ou en milieu de journée. Que de beaux paysages ou de belles rencontres (chevreuils, buses, écureuils,…). Que de chouettes moments comme par exemple ce formidable week-end choc passé avec Titi à enchaîner trois courses en trois jours (corrida de Pécrot où il finit 2eme et moi 3eme, duathlon de la Gileppe où j’ai fait ma première course en vélo de route dans des conditions dantesques et trail des fantômes 33km). Qu’est ce qu’on s’est amusés ! Merci Titi !

Et après tout ce travail, voilà le jour J qui approche…

La course

Quelques éléments de contexte : il s’agit d’une course en ligne d’un peu plus de 80km qui démarre de Clairvaux au Luxembourg pour rejoindre la Roche-en-Ardenne. Le départ a lieu à minuit et le parcours suit (la plupart du temps) un sentier de grande randonné.

C’est donc le samedi 23 septembre vers 19h que Luc (fraîchement revenu de l’UTMB et qui a décidé en dernière minute de se joindre à moi pour une petite promenade) et moi nous mettons en route au départ de Grez-Doiceau. Arrivés sur place, l’enregistrement est vite fait et on nous sert notre assiette de riz aux légumes. Luc est tranquille mais pour moi la tension ne fait que monter. D’autant qu’il fait très humide et que la nuit s’annonce froide. Malgré tout, après s’être préparé on essaye de grappiller quelques minutes de sommeil dans la voiture. Luc y arrive sans soucis, comme l’attestent ses ronflements sonores. Pour moi c’est plus compliqué. A 22h on monte dans la navette qui doit nous conduire au point de départ et on en profite pour se reposer encore un peu. Arrivés, on débarque et on nous attache à chacun une balise GPS qui permet à l’organisation et aux familles, amis,… de suivre les coureurs en direct. Nous sommes parés et on n’attend plus que le départ…qui ne pourrait pas arriver trop tôt étant donné qu’il commence à faire vraiment froid. Après un bref briefing, conclu par un « prenez bien soin les uns des autres » qui rappelle qu’en trail que le bien être de chacun est (souvent) plus important que la domination sur l’autre,  les chiens sont lâchés.

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Nous partons du terrain de foot de Clairvaux et traversons la petite ville. Nous avons, à cette occasion, la chance de pouvoir observer  le charmant château de Clairvaux magnifiquement illuminé. Mais cela ne dure pas, on s’engage sur les chemins et nous voilà plongés dans la nuit noire.

Les premiers kilomètres se passent bien. Nous sommes bien placés et nous adoptons un rythme souple mais dynamique. Et nous posons un pied après l’autre sur cette folle promenade, perdus dans nos propres pensées. Perdus dans un rythme syncopé. Dans une rythmicité que l’on recherche parce qu’elle nous porte au-delà de nos pensées permanentes qui peuplent nos jours. Je ne m’en rendrai compte que plus tard mais à ce moment je ne profite pas encore pleinement de ma course. En effet, inconsciemment je me concentre sur la grande distance à parcourir et de ce fait, je ne vis pas pleinement le moment. Ce qui ne m’empêche toutefois pas de rester conscient de ce qui m’entoure : le passage d’un petit pont, l’humidité et la fraîcheur de la nuit qui s’intensifie ou se relâche selon que l’on traverse des fonds humides ou des villages, selon que l’on grimpe les côtes ou que l’on descend en fond de vallée, les gouttes d’eau qui s’accrochent aux brins d’herbes des prairies les transformant ainsi dans le flux de lumière des frontales en champs de minuscules miroirs,…

Il ne nous faut pas longtemps avant de rencontrer notre première difficulté. En effet, aux alentours du huitième kilomètre, le groupe de six coureurs dont Luc et moi faisons partie s’arrête étonné du fait que nous n’avons pas vu de balise depuis un certain temps. J’en profite pour préciser que le balisage n’est pas mis en place spécifiquement pour la course. En effet, celle-ci suit un sentier de grande randonnée (escapardenne trail). Autant dire que les petites plaquettes bleues marquées d’une vaguelette blanche disposées irrégulièrement et marquant de manière parfois très approximative les intersections vont nous poser des problèmes. D’autant que la nuit et le brouillard ne nous aident pas. Quelques minutes après avoir constaté notre erreur, Luc reçoit un appel des organisateurs qui, grâce aux balises GPS dont chaque coureur est équipé, ont remarqué que nous nous sommes fourvoyés. Les GPS des autres concurrents nous permettent alors de rejoindre le parcours et nous nous retrouvons en queue de peloton. Bien que sans gravité, l’événement ne nous met pas en confiance pour la suite.

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Suivent alors quelques kilomètres sans histoires. Nous remontons tranquillement le peloton sans forcer tout en nous appelant régulièrement l’un l’autre pour s’assurer que nous ne nous séparions pas du fait de l’obscurité et de la présence des autres coureurs. Aux alentours du quinzième kilomètre, un nouvel événement perturbant a lieu. Nous sommes alors en train de gravir une côte en slalomant entre les concurrents.  Luc m’appelle afin de savoir si nous n’avons pas été séparés mais je suis bien là donc l’ascension continue. Et là, après un temps qui me semble toutefois infinitésimal, quand je relève la tête pour voir où il se trouve, il a disparu. La vue est dégagée sur une longue distance donc il ne peut pas m’avoir distancé à ce point, je ne l’ai pas dépassé non plus. Qu’est-il donc arrivé à Luc ? Je regarde autour de moi pour voir s’il ne s’est pas arrêté sur le bas-côté mais rien en vue. Etonné, je suis donc contraint de continuer à avancer. C’est bête à dire mais jusque-là je n’étais pas encore bien rentré dans ma nuit. Inconsciemment je m’étais laissé prendre en charge par Luc dont l’expérience me rassurait. Sa disparition subite me perturbe donc et me laisse sans ma béquille mentale. Du fait du caractère abrupt de ce changement, je me sens un peu perdu. Je tente tant bien que mal de m’accrocher à d’autres groupes pour ne pas me retrouver seul au risque de me perdre mais du coup je n’arrive pas à me caler sur un rythme qui me convient bien. Je vais alors avoir quatre à cinq kilomètres plutôt difficiles que je gère comme je peux. Au mental. Et puis je m’habitue, je me relâche, j’ai apprivoisé la situation, les conditions, je parviens à me fier à nouveau à moi plutôt qu’à un guide extérieur et les kilomètres qui suivent se déroulent tout en légèreté. Le rythme est régulier et la frappe cadencée de mes pieds sur le pavement est hypnotique. Peu à peu, pas après pas, je progresse, posément, et profite des paysages que cette promenade m’offre.

La récréation est toutefois de courte durée. En effet, aux alentours du vingtième kilomètre les choses se gâtent à nouveau. Une compote d’effort (pourtant bien supportée d’habitude) ne passe pas. J’ai l’estomac « bloqué ». Tout me dégoûte. Je ne parviens plus à m’alimenter. A ce stade, on a déjà passé les deux heures trente d’effort dans le froid et l’humidité et je sens que les forces s’épuisent vite. Rapidement, un inconfort général s’installe. Les muscles se raidissent déjà et si je n’y prends pas garde, je m’endors dans un faux rythme. Pire que tout, ce genre de mauvaises sensations à ce stade de la course alors qu’il reste tant de kilomètres à parcourir envoient un coup très rude au moral. Je m’accroche, j’essaye de ne pas trop penser à ce qui reste à parcourir et de me concentrer uniquement sur le pas qui va suivre, et puis sur les pas d’après, et puis sur le suivant,… Mais au fond je me demande comment je vais me sortir de là. De pas en pas, j’arrive à me traîner jusqu’au kilomètre 31 où se trouve le « gros » ravitaillement de la course. Celui-ci est installé dans une salle chauffée où l’organisation a apporté nos « drop bags » déposés au départ. Je prends à ce moment la décision d’oublier le temps qui passe et de rester là le temps qu’il faudra pour relancer la machine. Je me pose donc, recharge mon sac en nourriture et hydratation. J’essaye vaille que vaille de faire sécher mes affaires déjà fort humides. Et surtout je prends le temps de me réhydrater et d’apprendre à manger à nouveau. Petit à petit, en alternant de petites portions de nourriture et de petites gorgées, je sens que la machine se remet en marche. Immédiatement le moral remonte. Ca a pris du temps mais je sens que la bête a encore de la ressource et qu’elle pourra repartir. Cerise sur le gâteau, je vois arriver à ce moment là Luc qui m’explique que, distrait, il avait pris un mauvais embranchement dans la montée et qu’il s’était à nouveau perdu. Il râle un peu mais à part ça tout va bien pour lui. Je décide de rester encore quelques minutes afin de l’attendre et j’en profite pour réajuster le matériel. Je décide toutefois de partir quelques minutes avant lui. En effet, il est plus rapide que moi et il m’avait expliqué avant la course qu’il a tendance à avoir froid quand il s’arrête. Je préfère donc partir un peu devant pour lui laisser un peu de temps à son rythme pour se réchauffer plus facilement, d’autant que la température a sérieusement chuté.

Je me remets donc en route après avoir passé une petite vingtaine de minutes au check point (pour information cela correspond approximativement à la moitié de l’ensemble du temps que j’ai passé à l’arrêt sur toute la course).

J’annonce mon numéro de dossard aux contrôleurs pour les avertir que je quitte le check point et me voilà dehors. Le contraste est saisissant. En quelques petits pas, nous sortons de l’atmosphère chaude et doucement animée de la salle pour se plonger dans le noir, le froid et l’humidité de la nuit d’Ardenne. Dans les premières secondes, je suis frappé par le calme. Les vingt minutes passées au check point m’ont déjà fait oublier cette sensation étrange où les bruits sont étouffés par la nuit. Sensation renforcée par le brouillard qui nous enveloppe. On oublie toutefois très vite cette transition. En effet, l’humidité et le froid qui nous transpercent nous rappellent à la réalité. J’ai rarement eu aussi froid en courant, la sensation étant renforcée par la transpiration et l’humidité des vêtements qui n’a pas entièrement eu le temps de sécher pendant l’arrêt. Pendant plus d’un kilomètre, je vais courir les poings et la mâchoire crispée tandis que tous mes autres membres étaient pris de tremblements incontrôlables. Étrange sensation qui finit par s’évanouir petit à petit au fur et à mesure que je me réchauffe.

Depuis le check point, je partage les chemins avec un hollandais très sympathique – Geoffrey. A ce stade, avoir un compagnon de route est un vrai atout, tant pour se forcer à garder un certain rythme que pour diminuer sensiblement les risques de s’égarer. En effet, lorsque, perdu dans ses pensées l’un des coureurs loupe une pancarte ou s’engage naïvement sur un chemin sans penser à se poser la question de savoir si c’est la bonne route ou non, l’autre le rappelle à l’ordre. Autant vous dire que ce scénario s’est répété un certain nombre de fois durant la deuxième partie de nuit. Ce n’est toutefois pas suffisant et les exemples de moments où nous nous sommes égarés sont nombreux. Je peux citer la fois où nous avions parcouru plusieurs dizaines de mètres dans un champ de maïs fraîchement coupé avant de nous rendre compte que ce n’était plus le sentier que nous foulions et que nous avions loupé un embranchement. Ou encore la fois, beaucoup moins amusante, où nous avions gravi une côte interminable (et franchement pentue – 1km de montée pour plus de 110m de D+) à la sortie d’Houffalize, et que, à peine arrivés au dessus, nous nous sommes trompés à un embranchement et sommes redescendus à mi-hauteur de la côte (sans avoir la moindre idée d’où nous avions fait notre erreur et donc de la direction à prendre pour repartir).

Toujours est-il que Geoffrey et moi avons parcouru plus de 30km ensemble. Bien que ni l’un ni l ‘autre ne soit de nature très loquace, nous nous sommes soutenus, encouragés et distrait pendant de longues heures de progression le long du parcours. Le trail c’est aussi ça : c’est une force qui permet de connecter des gens qui ne se connaissent ni d’Eve ni d’Adam pour qu’ils se soutiennent, parce qu’après tout ils sont dans la même galère.

C’est également peu après la sortie du check point que j’ai enfin vraiment pris du plaisir. En effet, comme je l’ai évoqué, le début de course était un peu « raté » : pas assez décontracté, trop concentré sur la distance à parcourir, sujet aux problèmes d’alimentation,…

L’arrêt au check point m’a permis de reseter la machine. Je me sens de nouveau bien et après avoir surmonté ces premières épreuves je suis plus confiant sur ma capacité à aller au bout. De ce fait, je me relâche et chaque pas est un plaisir. Je me prends à rêver sur la poésie de notre démarche, sur le fait que nous traversons silencieusement tous ces lieux en plein milieu de la nuit tels des fantômes sans laisser de trace et qu’au petit matin, les habitants des villages traversés se lèveront sans même savoir toute l’énergie que nous avons dû dépenser pour traverser ces endroits qui leur sont si familiers mais qui nous sont inconnus. C’est difficile à expliquer mais, au milieu de la nuit, dans un village dont je ne saurai jamais le nom, suivi d’un compagnon que je ne reverrai probablement jamais, à travers le brouillard, la lune a été témoin d’un feu, d’un soleil, d’une passion qui m’a littéralement transporté. Durant ces moments, je ne parcourais pas les chemins, je volais. Et ce n’est pas qu’une idée, qu’une reconstruction après-coup, je me souviens très précisément d’un chemin encaissé au milieu d’un fond humide peuplé d’arbres où nous avons passé plusieurs coureurs du 160km. Et je me souviens de mes sensations à ce moment-là, de la légèreté qui me guidait. Je sautillais, sautais au-dessus des racines. Putain que c’était bon !

Autant vous dire qu’à ce moment là les enfants, je kiffe! Je me sens léger et les kilomètres défilent. Tiens mais…où est donc passé Luc ? Malgré le fait qu’il était juste derrière moi au ravito, le temps passe et il n’est toujours pas en vue. Ce n’est qu’au 46ème kilomètre que nous nous retrouverons enfin (après que Geoffrey et moi nous nous soyons fourvoyés peu après la fameuse côte à la sortie d’Houffalize). Luc m’explique alors qu’il s’est, lui aussi, encore perdu quelques fois. Ce qui explique le temps qu’il a mis à nous rejoindre. A partir de ce moment là, les choses vont encore un peu s’accélérer. Je me sens bien, la forme est là, Luc met un bon rythme et en plus le jour se lève. Avec l’augmentation du rythme, nous perdons petit à petit Geoffrey que je ne reverrai plus avant la ligne d’arrivée. Quant à moi, un peu après le 55ème kilomètre, je commence à ressentir de légères douleurs sur l’extérieur du genou droit. Cela m’embête mais ne m’étonne pas, c’est un reliquat de la blessure de mars. Je sais que je peux contrôler le problème au moins pour les 15 kilomètres à venir. Il faudra simplement que je sois concentré et que je fasse bien attention à ma biomécanique et à l’usage de mes bâtons. En plus, on s’amuse bien avec Luc et le moral est donc bon. C’est plus ou moins à cette période que Philippe nous envoie à tout les deux des messages pour savoir comment l’aventure se passe. On décide donc de l’appeler et on lui raconte brièvement notre nuit. C’est très distrayant, y’a pas à dire, le président il met la pêche quand même !

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Malgré les embûches qu’il a fallu surmonter et grâce à un entraînement bien mené, qu’est-ce que j’ai pu prendre comme plaisir durant ces heures de la course ! De la difficulté naît le plaisir, l’aisance est fille de la douleur.

Les derniers 20 kilomètres (plus particulièrement encore les 12 derniers) sont les plus intéressants sur le plan de l’expérience intérieur. Malheureusement ce sont également ceux dont il m’est le plus difficile de parler. En effet, avec la fatigue, les douleurs qui s’installent et la concentration nécessaire pour maîtriser tout cela, la chronologie devient un peu floue. Et pourtant j’en ai des images, des souvenirs, des sensations issues de cette fin de parcours. Mais tout cela prend, dans ma tête, la forme d’un grand kaléidoscope.  Tous ces souvenirs, si ils avaient été moins confus, l’histoire aurait été autrement plus palpitante. Mais si ce récit est un résultat de la course, il est normal d’en accepter les conséquences.

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Le plus intéressant concernant cette période est probablement d’évoquer la fatigue. Une fatigue non pas musculaire (de ce côté là je trouvais que je tenais étonnamment bien la route) mais une fatigue insidieuse et généralisée. Une fatigue qui s’installe petit à petit, sans vraiment que je m’en aperçoive mais qui agit sur ma concentration et ma capacité à raisonner. Bon, soyons honnête, il ne s’agit que d‘un effort d’environ 14h, je suis très loin d’un état hallucinatoire ou d’autre bizarrerie chamanique du même genre. Mais tout de même, j’étais quand même content d’avoir Luc à mes côtés. Non seulement pour sa bonne compagnie mais également parce que lui gardait la tête froide.  Ainsi, il m’a remis sur le droit chemin lorsque, suivant stupidement une flèche orientée vers le haut, je m’apprêtait à gravir une pente extrêmement raide sans m’apercevoir que le sentier que la flèche désignait se situait à peine trois mètres plus loin. A ce stade là également, si je continuais à boire régulièrement, je ne pensais plus à m’alimenter. Ayant déjà consommé plus de 5000 calories à ce stade, un oubli à ce niveau aurait pu vite devenir problématique. C’était sans compter sur Luc qui me rappelait régulièrement à l’ordre, allant jusqu’à me taper un gel dans les pattes et à m’obliger à l’avaler quand il a vu que j’étais dans le dur.

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C’est étrange comme en écrivant ces lignes je repense aux derniers kilomètres de la course et je me sens tout excité. Drôle de sentiment, je revis chaque pas, mon rythme cardiaque s’accélère comme pour rejouer ces moments, je suis un peu euphorique. Comme quoi la course à pied peut faire beaucoup de bien. Même longtemps après que l’effort ait pris fin.

Et pourtant à ce moment là de la course je peux vous assurer que je ne ressentais pas la même chose. Chaque pas était un combat. Je serrais les dents en espérant que la ligne apparaisse bientôt devant moi. Peut être même qu’il faut y voir la raison de l’excitation que je ressens à me replonger dans l’effort. Il s’agit peut-être d’une manifestation de la satisfaction d’avoir su contrôler son physique par la force du mental.

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N’empêche, qu’ils étaient longs ces derniers kilomètres ! D’abord une dernière grosse montée de 135m D+ sur moins d’un kilomètre. Celle là étonnamment ne posait pas vraiment problème. Il faut dire que l’on pensait (naïvement) qu’une fois en haut, on basculerait sur l’autre versant, on descendrait dans la vallée objectif et on rejoindrait le village arrivée. Mais en fait non. Une fois en haut, on reste coincé sur un large plateau où il nous faut d’abord traverser une immense prairie dont on ne voit littéralement pas la fin. Et quand on s’en sort finalement, il nous faut affronter une longue route en ligne droite et en faux-plat montant qui n’a pas de fin non plus (décidément, ce pays aurait plus à Michael Ende, comprendra qui pourra). Et quand on se met enfin à descendre le versant boisé, on remarque à travers une trouée dans le feuillage que le village est en fait encore de l’autre côté de la vallée et qu’il reste encore une boucle à parcourir et une bosse à franchir. Ce n’est pas loin et pourtant je dois être honnête, c’est probablement le seul moment des 14h où j’ai vraiment râlé (pour ma défense, les 82 km étaient déjà bien tapés, il était temps de rentrer à l’écurie). Mais Luc me relance et je prends mon mal en patiente. Bientôt on arrive sur la dernière petite route. Plus que quelques dizaines de mètres et nous y serons. Le comité d’accueil est peu fourni mais très chaleureux. Décidément l’ambiance est bon enfant sur cette course.  Luc à même droit à un accueil particulier puisque son épouse et sa fille l’attendent sur le bord de la route.

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Il est amusant de constater la différence les derniers kilomètres et l’arrivée. Dans les derniers kilomètres, chaque pas nécessitait que je me concentre pour passer au delà de la douleur et de la fatigue, c’était dur. Mais en décomposant l’effort en une série de pas, je savais que je pouvais encore avancer : faire un pas de plus, c’est facile, puis encore en faire un, c’est toujours facile,… Et puis, pourquoi s’apitoyer sur sa position alors qu’on l’a épousée de son plein gré, par plaisir. Laissons plutôt nos pieds nous porter jusqu’au bout de la promenade. De manière à ce que, si j’espérais à chaque instant voir la ligne d’arriver se profiler à l’horizon, je n’ai jamais vraiment douté de ma capacité à continuer pour la rejoindre. En revanche, une fois la ligne d’arrivée passée, je me rappelle m’être affalé sur un banc et avoir la sensation que je n’en bougerais plus même pour m’écarter de la trajectoire d’un éléphant en pleine charge. Tant que j’avais un but, un objectif, le mental domptait les limites physiques de mon corps. Une fois que l’objectif avait disparu, la dure réalité matérielle de la faiblesse de la chair s’est rappelée à moi. Preuve que nous disposons de ressources qui nous sont cachées tant qu’elles ne nous sont pas absolument nécessaires. Autant dire que dans les grandes forêts s’épanouissent les arbres, et la résistance des coureurs.

 

J’en termine ici avec mon envolée lyrique. Epanchement narcissique, besoin thérapeutique de déballer ces moments riches en émotions de toutes sortes, volonté de partage d’une expérience marquante,… Chacun est libre de voir en ce document ce qu’il entend en tout cas moi je sais que je serai content d’avoir une trace de toutes ces pensées quand les souvenirs et les émotions s’étioleront.

Encore un petit mot pour remercier les personnes qui m’ont aidé dans ce défi. En particulier maman qui, bien que stressée par l’importance du challenge, m’a soutenu, Pauline également pour son soutien. Luc évidemment, j’en ai parlé abondement dans ce document. Enfin, je voudrais remercier mes kinés, Axel Mathy et Delphine Vandamme du centre paramédical de Chaumont-Gistoux (en particulier Axel qui me connaît depuis longtemps et me conseille très justement pour tous mes défis). Leurs bons soins m’ont permis de me remettre sur pied en un temps record. Sans cela, pas d’entraînement et pas de Great escape !

 

Bon, allez. Etant de retour sur les sentiers Gréziens, prêt à préparer le prochain challenge, il est temps pour moi de rendre la plume. Bonne nuit les petits et à bientôt pour de nouvelles aventures.